EXSUL IMMERITUS
Ou
PAGES D’UN EXILE MALGRE LUI
Benedetto Pino (1922 - 2005)

  Ce texte est une compilation de trois écrits de Benedetto Pino: "Un tournant de ma vie", "Brumaire Palermitain" et "Exsul immeritus".

  C’est à Dante que j’emprunte ce titre : d’exsul immeritus, par lequel il s’est ainsi défini lui-même et qui peut aussi servir d’épigraphe à ces pages autobiographiques, évocatrices d’un long laps de temps (1945-1949) des plus marquants pour moi, car ces évènements représentent aussi et surtout l’un des tournants de ma vie, parmi les plus difficiles que j’ai eu à négocier et où j’ai joué, pour ainsi dire, à quitte ou double.
  « Exilé immérité » : tel se désigna le poète de la Divine Comédie dans l’une de ses lettres à un autre poète, son ami, banni de sa ville de Pistoia, tout comme lui l’avait été de Florence.
  Eh bien, oui, (pardonnez-moi d’y revenir) ce fut là l’un des tournants de ma vie, puisque les évènements qu’il me fut donné de vivre au seuil de ma jeunesse ont à coup sûr déterminé mon avenir par leur caractère exceptionnel, imprévu et imprévisible, où mon rôle fut, de gré ou de force, tour à tour à la fois actif et passif.
  Tout cela remonte à une date qui se chiffre en plusieurs décennies ; voilà qui me semble avoir comme un relent d’histoire ancienne, quoique des séquelles, peu ou prou, en demeurent encore, si estompées et si atténuées soient-elles par le Temps, lequel opère tantôt en destructeur et tantôt en guérisseur.
  Après ce préambule, il est temps que j’en arrive aux faits concrets, palpables, réels et datables.
  La date qu’il me faut inscrire et qui s’est à tout jamais gravée dans ma mémoire est celle que voici : le mercredi du 21 Novembre 1945.
  Ca fait donc déjà plus d’un demi-siècle : c’est dire ! Mais ce jour-là, grâce à cette alchimie cérébrale qu’est la mémoire, toujours « à la recherche du temps perdu », je suis encore à même de le revivre presque tel, moi, le quasi octogénaire qui vois déjà se dessiner toutes proches les berges du Styx ou celle de l’« avare » Achéron aux eaux glauques et avant même que je n’en boive, de mon vivant, une gorgée du Léthé – cette eau donneuse d’oubli…

  C’était un matin blafard, glacial, avec du crachin entre deux éclaircies, pâles et fugitives, que ce sinistre matin-là d’un novembre palermitain finissant.
  Sous nos yeux éberlués, brouillés et embrumés par des pleurs de colère et/ou de détresse et trois interminables nuits d’insomnies et de navigation harassante, s’étendait la rade de Palerme.
  Le rafiot qui avait pour tout lest une cargaison humaine d’expulsés (selon l’appellation figurant sur un décret administratif) avait caboté, trois jours durant, de la côte sud tunisienne jusqu’à ce port – celui d’une ville, capitale de la Sicile ; ses machines stoppées, il se balançait, après avoir roulé et tangué tant et plus sur une mer agitée.
  L’humaine cargaison (hétéroclite dans la mesure où elle était composée de gens des deux sexes et de tous âges, y compris vieillards et nourrissons) avait voyagé (si l’on peut ainsi dire) à fond de cale. Même ceux qui se targuaient d’avoir le pied marin, avaient vomi leurs tripes, tant ils avaient été blutés, ballottés par les roulis et les tangages tour à tour, au cours de cette minable et parodique croisière, avec pour dérisoires compagnons de voyage une escouade des gardes mobiles, dûment casqués, baïonnette au canon : bref, des militaires, chargés d’une surveillance sans défaillance ni indulgence, du genre jugulaire – jugulaire.
  Ces derniers avait uniquement mission de nous mener à bon port, ce qui voulait dire pour eux qu’ils se devaient de nous remettre aux autorités italiennes, la presse et la radio francophones de Tunisie s’étant particulièrement acharnées contre nous autres les expulsés (tous des pelés, des galeux, tous atteints de la « peste noire » et donc tous à mettre en quarantaine, autrement dit dans un camp de concentration pour nous apprendre à vivre « démocratiquement » - châtiment bénéfique qui nous fera les pieds : ainsi pensaient-ils et écrivaient-ils, ces bons apôtres d’une presse, prétendument libre et libérale ; ainsi les deux médias de l’époque souhaitaient-ils de tout cœur et en chœur que nous autres, boutés hors de notre Tunisie natale, une fois de retour dans le pays de nos ancêtres émigrés, irions pour notre expiation, moisir quelque temps ou pour plusieurs lustres derrière les barbelés d’un camp, apprêté par nos compatriotes, enfin libérés de la tyrannie mussolinienne et redevenus par voie de conséquence fréquentables, puisque cette nouvelle Italie, issue de la défaite, était admise grâce à la mansuétude de ses vainqueurs dans le giron des nations dignes du label « démocratique », en siégeant, elle aussi, à l’O.N.U. – récente mouture de la défunte S.D.N., qui ressuscitait sous l’égide des Deux nouveaux Grands – les U.S.A. et l’U.R.S.S. – qui n’allaient pas tarder à se scinder en deux Blocs, inaugurant la longue ère de ce qu’on appela (non sans humour noir) la Guerre Froide.

  Mais qui étaient-ils, ces gens-là qui n’avaient pourtant jamais porté la « chemise noire », qui n’avaient jamais salué selon le rite fasciste, bras droit tendu (cela s’appelait « il saluto romano ») et qui, sauf exceptions rares, n’avaient jamais possédé la carte du parti (« la tessera ») ? Mais qui étaient-ils donc, ces maudits, ces traqués, ce nouveau gibier de potence, ces gens, voués au monde concentrationnaire ?
  Pas la peine de vous torturer les méninges pour imaginer des monstres à tête humaine, des tortionnaires, des copies conformes ou avortées de S.S. ou autres criminels, enfantés par la guerre.
  Non, non et non, rien de tout cela, ni de près ni de loin. Ce n’étaient en réalité que de pauvres bougres auxquels on avait collé une étiquette infamante : fascho. Et ces gens-là étaient tout bonnement des ressortissants italiens, les descendants d’émigrés en terre tunisienne et pas mal d’entre eux, émigrés récents.
  Et pourtant, comme par un coup de baguette magique aux mains d’une fée malfaisante, ces gens étaient devenus tout à trac les boucs émissaires de la défaite italienne : les colonialistes français de Tunisie avaient ainsi trouvé le bon prétexte pour prendre l’une des mesures les plus anti-démocratiques qui soient : l’expulsion sans autre forme de procès.
  Et pourquoi les expulsait-on ? ben, voyons, parce que faschos ; ainsi donc pas la peine de chercher d’autres tares, celle-ci se révélant plus que suffisante et méritant sans doute même un châtiment plus sévère.
  On les expulsait donc au motif que ces Italiens ne s’étaient pas naturalisés français et, comble de cynisme ou de calcul machiavélique, ils avaient par-dessus le marché rallié le fascisme mussolinien et à la fin des fins (crime inexpiable) ils avaient forcément approuvé le « coup de poignard dans le dos » du 10 juin 1940.
  Résultat : ils devaient payer, raquer, ces traîtres qui venaient enfin de jeter bas leur masque, tout en tournant leur casaque, car après tout, qu’étaient-ils, ces fils d’émigrés, s’il fallait en croire la presse colonialiste et ultra-nationaliste laquelle ne faisait que répercuter et amplifier des préjugés, solidement et profondément ancrés ; ben oui, qu’étaient-ils ? rien d’autre que des ingrats, des arrivistes, des prétentieux, champions du double jeu, eux, ces descendants de croquants, va-nu-pieds, crève-la-faim, ayant pour la plupart quitté leur Sicile natale, sans le sou, avec leur maigre baluchon, ne possédant que la force de leurs bras, toujours en quête de boulot et de terres à défricher ; eh bien, ces gens-là s’étaient, vingt années durant, gavés d’une propagande à base de bourrage de crâne et d’une emphase, aussi grisante que trompeuse, puisqu’elle s’adressait à tout un populo naïf, quasi illettré et surtout frustré.
  Quoi de surprenant qu’il ait, dès lors, adhéré sans difficulté ni cas de conscience à ce parti unique et, croyait-on, monolithique, qui lui promettait monts et merveilles ou plus exactement et moins métaphoriquement, lui avait présenté la Tunisie revendiquée comme leur Terre Promise.
  Tout devait s’ensuivre forcément : d’où ce premier néfaste et impardonnable comportement, consistant à commettre en juin 40 à l’égard de la France, puissance protectrice en Tunisie, la pire, l’impardonnable ingratitude – celle de ne pas avoir eu tout au moins ce qu’on nomme : « la reconnaissance du ventre », puisqu’ils avaient bouffé, eux, Sicilos & Cie, le pain des Français : telle était la thèse, prétendument irréfutable, que soutenaient mordicus les plus extrémistes parmi les anti-italiens, approuvés de surcroît par le silence de leurs compatriotes qui se faisaient par là les complices d’une pareille iniquité et d’une aussi flagrante calomnie.

  Ainsi donc, pour revenir à la Tunisie de ce temps-là, il faut savoir qu’avec l’aval de Paris, il fut décidé de décapiter la communauté italienne d’environ cent mille ressortissants, coupables de menées anti-françaises (fallacieux prétexte que voilà !) et, de surcroît, d’avoir été globalement fasciste, farouchement et sectairement pro-Mussoliniens : or cette dernière accusation était loin d’être à l’époque sans conséquence ; elle constituait même, sinon un crime, du moins un délit qu’il fallait à tout prix sanctionner et, si possible, au prix fort.
  En effet, il fut décidé d’expulser manu militari la quasi-totalité des personnes exerçant une profession libérale, les gros propriétaires terriens (viticulteurs pour la plupart), tous les membres de l’enseignement (l’école italienne qui de par les Conventions franco-italiennes de 1896 avait acquis une existence légale en Tunisie, était désormais interdite, dès lors que les mêmes conventions devenaient caduques ; on considérait, entre autres, l’école italienne comme une pépinière du fascisme mussolinien) ; enfin, pour mieux camoufler cette opération, bassement revancharde, de pur style totalitaire et colonialiste (car au fond on châtiait le fascisme vaincu par des procédés, éminemment fascistes et quasiment nazistes à certains égards de par leur brutalité), on ajouta à ce lot d’expulsés quelques lampistes, autrement dit de pauvres bougres d’artisans, des gagne-petit, embarqués, eux aussi, sur le même bateau qui devait les transporter en Italie à une date qui n’avait pas encore été fixée, mais qui le serait incessamment, la guerre en Europe ayant pris fin depuis seulement quelques mois.
  Je n’avais pourtant que vingt-trois ans et du jour au lendemain à la suite de sordides maneuvres politico-revanchardes je me retrouvai parmi les expulsés sous l’accusation d’avoir fait partie du corps enseignant et qui pis est ! d’être coupable d’une tentative de reconstitution clandestine d’école italienne.
  Accusation fausse et même calomnieuse, bien entendu !
  Il est vrai que, professeur chez les Maristes, je passais les grandes vacances scolaires au Kef chez mes parents. Et c’est là que des personnes, bien intentionnées, m’avaient demandé d’assurer des leçons particulières de français-latin à leurs rejetons. J’acceptai, ne fût-ce que pour avoir un petit pécule, l’échéance du mariage s’approchant de jour en jour, car ma fiancée s’employait à cela malgré ma répugnance devant un acte exigeant tout de même une plus grande et mûre préparation et du répondant sur le plan pécuniaire.
  J’étais à mille lieues de me douter que dans mon bled natal les affiliés de la soi-disant France Combattante (en réalité, tous des planqués) n’avaient pas accepté que j’eusse été, près de deux ans auparavant, un 16 novembre 1943, libéré du camp de concentration de Gafsa et qu’échappant au S.T.O. à quoi était alors astreint tout jeune Italien de par mon poste de prof, je pusse de ce fait me payer des vacances scolaires et de plus (intolérable défi !) je me fusse fiancé avec la sœur d’un gradé de la toute-puissante police.
  Le commissaire de police, secondé par l’Inspecteur de l’école primaire, furent, tous deux, la cheville ouvrière d’un dossier qui me chargeait au maximum, puisque le chef d’accusation faisait de moi un expulsé ipso facto. Un dossier concocté à la va-vite et néanmoins accablant. Dès lors, le temps de l’éprouvante attente commença.
  On était au cœur de l’été (le premier été de paix après cinq années d’un conflit planétaire) ; le 16 août, cet après-midi là, on me remit mon arrêté d’expulsion.
  Le cocasse ou le tragique de la situation c’est que celui qui aurait du être mon beau-frère, c’est lui qui, en sa qualité de secrétaire de police, me convoqua au commissariat afin de me remettre la feuille jaune que je dus signer sous peine d’aller d’abord en prison – celle des droits communs – et d’être jugé ensuite par une justice, trop partiale, quand il s’agissait de procès, plus ou moins d’ordre politique.
  Vu qu’il n’y avait d’autre prison que celle des droits communs où l’on ne se gênait pas le moins du monde pour y jeter aussi les inculpés politiques, je ne pouvais ni ne devais prendre cette option. Absolument pas. Non, pas question d’aller me morfondre, ne fût-ce que vingt-quatre heures, dans l’un de ces culs-de-basse-fosse.
  Je choisis donc, sans barguigner un instant et au grand désespoir de ma fiancée, l’expulsion ou plutôt l’exil (c’est ce qu’il fut à mes yeux) en Italie.
  L’arrêté d’expulsion n’étant pas immédiatement exécutoire, je repris le collier dès la rentrée d’octobre.
  Je regagnai mon poste d’enseignant et ma piaule de célibataire chez les Maristes à Tunis avec au-dessus de ma tête l’épée de Damoclès de l’expulsion qui m’avait été signifiée, un mois auparavant, en bonne et due forme.
  C’est dans un tel état d’esprit que j’entamai ma deuxième année scolaire de prof de lettres en classe de Seconde.
  Les jours passaient, ma fiancée quittait son bled pour venir me rencontrer à Tunis. On échafaudait (surtout elle) des projets de mariage et autres. Bougrement superstitieuse et, de plus, cachottière, elle consultait à mon insu cartomanciennes, chiromanciennes et autres voyantes ; elle avait besoin de se tranquilliser, de croire à l’incroyable : elle misait follement sur une mesure de grâce en ma faveur.
  Elle n’allait pas tarder à déchanter.
  Voilà que le 7 novembre 1945, au début de l’après-midi, j’étais dans ma piaule où je préparais mon cours de latin ; je planchais sur une lettre de Pline le Jeune – celle où il raconte à son ami Tacite l’éruption du Vésuve en août 79 après J.C.
  Sur le coup de 14 h, je m’apprêtais à me rendre dans ma classe, pour m’y colleter avec une vingtaine de potaches, quand on frappa à ma porte.
  J’ouvre : c’est la concierge qui me dit de descendre dare-dare au parloir. Deux gendarmes m’y attendaient.
  « Deux minutes, pas une de plus pour faire votre valise », me dit aimablement, mais péremptoirement, l’un des deux pandores. Et moi de m’exécuter illico presto.
  Encadré de mes deux anges gardiens qui hèlent un taxi, je suis emmené dans un grand entrepôt, sis à la Soukra, banlieue de Tunis.
  « Que voulez-vous ? », me dit l’un des gendarmes, sans doute pour me consoler, comptant que je prenne mon mal en patience : « Que voulez-vous ? Vous avez misé sur le toquard ».
  Effectivement.
  N’empêche que dans cet entrepôt on avait rassemblé tous les expulsés : autant dire qu’au mètre carré on y dénombrait l’élite de la colonie italienne, résidant en Tunisie.
  Couchés sur de la paille qui se mit à grouiller assez tôt de totos et autres bestioles enquiquinantes, nous commencions à trouver, saumâtre et insoutenable, cette promiscuité de personnes, privées de toute hygiène et entassées dans un espace limité au maximum outre que sévèrement gardées par des tirailleurs sénégalais, baïonnette au canon, cerbères intraitables (jugulaire-jugulaire) qui ne laissaient pas même approcher de la grille nos familles, obligées de faire le pied de grue et de supporter l’intenable face à face avec des sentinelles à la peau d’ébène, armées, impassibles, implacables.
  Dès lors, on se contentait de se saluer de loin et d’échanger quelques bribes de conversation à la va-vite.
  Toute promiscuité, fût-ce de gens bien comme il faut, finit tôt ou tard, (et plutôt tôt que tard) par peser, surtout, quand, par-dessus le marché, le manque d’hygiène élémentaire, les odeurs nauséabondes, propres à tout lieu clos et archibondé d’individus, de quelque origine et de quelque condition sociale qu’ils soient, et un moral au 36ème dessous, tous ces éléments à la fois vous transforment en bétail humain ces personnes, appartenant pourtant, à quelques exceptions près, à la « bonne société » ; c’est dans de pareilles circonstances qu’on découvre que toute éducation n’est qu’un vernis, peu ou prou résistant, mais qui finit par sauter : aussi les bonnes manières cèdent-elles vite la place à la vulgarité, à l’égoïsme et aux bas instincts : c’est alors que la « pesanteur » l’emporte sur la « grâce » et qu’on s’aperçoit non sans effarement que le clivage entre l’homme et la bête n’est nullement définitif.
  Enfin, au bout de trois jours ou un peu plus (je ne m’en souviens guère) – en tout cas il était grand temps, sinon…-, on nous fit monter dans des camions débâchés, direction Sfax à 350 km de Tunis.
  On nous fit poireauter environ deux semaines dans un ancien lazaret désaffecté, transformé en l’occurrence en camp d’internement provisoire et en centre de triage.
  C’est le 19 novembre 1945 qu’on nous emmène au port de Sfax sur le quai où l’on chargeait d’habitude des navires, gros transporteurs de ce phosphate, qui provient des mines du Sud tunisien, sous une bonne escorte de gendarmes et de gardes mobiles en tenue de guerre, placés sous le commandement d’un colonel de gendarmerie, bedonnant, suant et ahanant, presque en état de transe, vu la responsabilité qui tout à trac incombait à ce poussah, habitué à œuvrer dans un bureau, douillet et calfeutré. Il aurait en tout cas été joliment crayonné par un caricaturiste en quête de bouilles caractéristiques.
  C’est là que l’on nous embarqua à bord du Djébel Mansour, vieux rafiot qui n’avait pour tout lest qu’une cargaison humaine : personnes de tous âges, des deux sexes et de toute condition sociale, puisque les expulsés, mariés, chefs de famille, avaient sur le quai d’embarquement retrouvé les leurs (épouses et enfants) qui les avaient rejoints, surchargés de baluchons et de valises : émouvantes et pénibles retrouvailles !
  Ces expulsés, bien que la guerre fut terminée depuis six mois, rééditaient pourtant le traditionnel cliché de tous ces troupeaux humains, déshumanisés, chassés par la guerre, photographiés tant et plus, dont la presse avait fait ses choux gras depuis un lustre.
  C’étaient ceux qu’on appelait alors les P.D. (Personnes Déplacées) – honny soit mal y pense !
  Mais une autre image vient tout à coup de s’imprimer sur ma rétine, dupliquant, pour ainsi dire, la première : celle de l’embarquement des forçats, partant pour Cayenne.
  Dommage qu’aucun appareil de photo, qu’aucune caméra n’aient pu nous restituer cette scène !
  Toujours est-il qu’on est loin, voire qu’on est aux antipodes du mythique et poétique Embarquement de Cythère, magistralement peint par Watteau.
  Et le cargo avec sa cargaison leva l’ancre. A bord, on ignorait quelle allait être notre destination et, par voie de conséquence, notre destinée.
  A l’aube grise et morose d’un jour sinistre en ce mois de novembre finissant, ce rafiot avec son lest de souffrance et de désarroi attendait devant la rade l’autorisation d’accoster.
  Et nous, expulsés (telle était notre condition, depuis qu’on nous avait embarqués de force sous bonne garde, nul ne songeant à s’évader), nous nous interrogions sur les raisons de cette attente qui devenait de plus en plus lancinante, exaspérante et exaspérée au fil des heures.
  Et voici, dès lors circuler des bruits, chuchotés de bouche à oreille, tous alarmants, car nous nous demandions en notre for intérieur si la terre de nos ancêtres allait ou non nous accueillir.
  Nous tâchions de malgré tout nous convaincre que nous avions droit à un bon accueil, car enfin, si ces prolos, ces gagne-petits l’avaient quittée, ce n’était pas pour aller faire ailleurs du tourisme ni de l’exploration, ce n’était sûrement pas pour s’enrichir, aiguillonnés par le rêve de découvrir le « fabuleux métal » dans un nouvel Eldorado ; oh que non ! ils émigraient, tous, pour aller gagner leur croûte, en bâtissant et, au besoin, en défrichant de l’autre côté de la « Grande Bleue » une terre africaine qui, au demeurant, portait les traces indélébiles de la présence de Rome du temps de sa splendeur, comme le témoignaient les ruines de ses aqueducs, de ses théâtres, de ses amphithéâtres, de ses temples, de ses arcs de triomphe, de ses thermes, etc…
  Est-ce que ce port sicilien allait se fermer à ses fils et à ses petits-fils d’émigrés et ainsi les désavouer une fois pour toutes ? Ce qui démoralisait chacun de nous à des degrés divers, bien entendu, puisque les gens âgés, les mères de famille, les émotifs, les pessimistes, les paumés accusaient davantage le coup, cette attente se traduisant par du « mauvais sang », des pleurs et des plaintes, c’était le fait que des plumitifs, des pisseurs de copies, des fouilles-poubelles, des barbouilleurs de torchons immondes, nous avaient, dans un délire de pythonisses et par des vaticinations à faire pâlir Cassandre elle-même, prédit qu’une fois débarqués, nous les indisérables, les pestiférés, nous les politiquement non corrects, eh bien, nous serions illico fourrés dans des voitures cellulaires qui nous transporteraient dare-dare dans le seul lieu, digne de nous héberger : un camp de concentration.
  Et en voilà pour jamais !
  Voilà bien ce que nous prédisaient ces folliculaires qu’aveuglait une italophobie viscérale et très présente et diffuse dans toute la presse francophone de Tunisie, quelques-uns de ces infâmes « canards » se distinguant particulièrement pour leur intransigeance, leur esprit de vengeance et leur fanatisme, stupidement cocardier.
  Il fallait à tout prix convaincre leurs lecteurs que cette expulsion était juste au motif qu’elle était regardée comme une revanche, attendue et enfin obtenue, puisque, écrivaient-ils, si ces gens-là avaient gagné la guerre, c’est nous qui, en tant que vaincus, aurions été à leur place : dialectique impeccable, imbattable, n’est-ce pas ? sur laquelle se fondait et se justifiait ce décret d’expulsion.
  Ce n’était là qu’une mesure prophylactique, puisque ceux qu’on chassait, ça n’était qu’un ramassis de faschos qui méritaient largement et leur défaite et le châtiment qui s’ensuivait.
  Et « voilà pourquoi votre fille est muette ! »…

  Quand l’ordre fut enfin donné de nous débarquer, toujours et jusqu’au bout (autrement dit jusqu’à la livraison) surveillés par nos fidèles et sourcilleux « anges gardiens », quel ne fut pas notre ébahissement de voir sur le quai, non pas ces tristes « paniers à salade », mais (devinez quoi ?) des cars (en Italie on les appelle pompeusement « pulmans »), réquisitionnés (songez qu’en ces temps de grande pénurie des cars de ce genre devaient se compter sur les doigts d’une main).
  Palerme, abondamment bombardé, était encore une ville meurtrie, à peine convalescente, se relevant tout juste de son état de prostration où l’avaient plongée le guerre et son inévitable cortège de restrictions de tout acabit (cartes d’alimentation, eau et courant électrique rationnés, etc…) ; on voyait dans ses rues peu d’engins motorisés et un assez grand nombre de véhicules hippomobiles, parmi lesquels les typiques charrettes siciliennes aux ridelles peinturlurées et historiées.
  La présence de ces cars, flambant neuf et luxueux, nous rassura et dilata nos cœurs, car nous venions soudain de comprendre que nous changions d’emblée et du tout au tout de statut : nous n’étions plus des expulsés, mais bien des réfugiés, victimes de la guerre, comme des millions d’autres de nos pareils dans le monde, partout où avaient sévi les combats et les représailles policières : oui, nous étions enfin libres, et qu’importe que ce fût sous l’étiquette de « profughi » autrement dit : « réfugiés » !
  Quant à nous, en ce 21 novembre de l’an de grâce 1945, toujours est-il qu’enfin (ô divine surprise, ô miraculeuse providence ! rêvions-nous ? certains d’entre nous se pinçaient et nous tous n’en croyions quasi pas nos yeux), oui, nous étions accueillis par les sourires les plus encourageants de la « gentry » palermitaine, ces dames de la haute, transformées en sœurs de charité, en assistantes sociales, ce jour-là, en l’occurrence et pour les besoins de la cause (une bonne cause la leur !). Nous venions d’être pris en charge par l’Assistenza pontifica post-bellica, l’équivalent en quelque sorte du Secours catholique, mais en Italie c’est le Vatican qui le patronnait.

  Le soir de ce mémorable « brumaire », nous pûmes dormir enfin (et mieux vaut tard que jamais) dans les trois au quatre meilleurs hôtels de la ville, expressément réquisitionnés pour nous autres réfugiés : et pour nous concilier un sommeil qui pendant les trois jours de navigation nous avait fui, ce qui nous attendait et que nous n’osions même pas souhaiter, tant cela nous paraissait irréalisable, c’étaient enfin dans chaque chambre, des lits moelleux aux draps blancs et fleurant bon.
  Enfin libres ; pauvres, c’est vrai, mais libres !

  Pauvres, car la patrie de nos ancêtres était en ces temps-là pauvre ou plutôt, pis encore ! elle était dans la misère hormis quelques îlots de prospérité.
  N’oublions pas que cela se passait au lendemain d’une guerre perdue, d’une cruelle défaite ; que dis-je ? d’une débâcle, d’une catastrophe nationale.
  La Péninsule pansait tant bien que mal (l’aide des U.S.A. fut alors bénéfique et même, à certains égards providentielle) lentement, difficultueusement ses innombrables blessures, puisque les armées de multiples nations avaient foulé la Botte de bas en haut et de long en large ; elle était en bien piteux état, jonchée qu’elle était de ruines, arrosée de larmes et de sang.

  Le cauchemar de la guerre mondiale qui avait pris fin en Europe seulement six mois auparavant, hantait encore les esprits ; et, dans cette ville de Palerme, il était partout palpable, manifeste, là, sous mes yeux éberlués – Palerme qui venait de m’héberger en ma qualité de réfugié et que j’avais élue en tant que lieu de résidence pour je ne savais combien de temps et dans quelles conditions.
  Ce que je voyais, cette fois, les yeux grands ouverts, c’était un spectacle navrant auquel j’avais pourtant été préparé un tant soit peu au cinéma à travers les actualités qui, cinq années durant, nous avaient montré à satiété des villes entières détruites par les bombardements : mais l’image cinématographique, si proche de la vérité qu’elle puisse être, reste virtuelle et distancée.
  Mais, depuis mon débarquement, je voyais à Palerme des maisons éventrées, camions et tombereaux charriant dans une noria incessante des tonnes de décombres et de gravats.
  Toutefois ce qui me déprimait le plus c’étaient les queues de gens stationnant, depuis la pique du jour, cuirassés de patience et de résignation, plus fataliste que stoïque, à vrai dire, devant les guichets d’immeubles administratifs où l’on délivrait les cartes d’alimentation, devant des bureaux d’embauche et les services de l’assistance sociale pour y percevoir les maigres subsides, alloués par un Etat aux finances, sinon à sec, du moins en perdition et détenteur d’une lire terriblement dévaluée.
  Le marché noir faisait florès, pendant ce temps-là ; il s’étalait même sans vergogne, ne méritant plus de s’appeler « noir », puisqu’il n’était plus caché et qu’il bravait et narguait même la police et les pouvoirs publics qui avaient capitulé ; d’ailleurs certains fonctionnaires prévaricateurs (aujourd’hui on leur collerait l’épithète de « ripous ») s’en étaient fait les complices complaisants et impunis.
  Dans cette ville, où nombreuses étaient les séquelles, propres à tout pays vaincu, tout se monnayait, l’argent étant incontestablement l’instrument indispensable, non pas seulement pour s’enrichir, mais encore pour survivre ou tout simplement vivre dignement, tandis que l’inflation galopait de plus belle et s’amplifiait jour après jour.
  Aussi la ville était-elle devenue un immense marché ou plutôt de braderie, où l’on trouvait de tout, en y mettant le prix : surplus américains, denrées alimentaires, toute une brocante hétéroclite.
  Tout était à vendre, y compris la vertu des femmes, devenues, elles aussi, vénales dans cette vénalité, envahissante et irrépressible.
  Les futés soutiraient du fric à ceux qui ne l’étaient pas du tout ou pas assez ; des fortunes de parvenus s’échafaudaient du jour au lendemain avec une rapidité et une facilité vertigineuses, tandis que d’autres s’écroulaient qui étaient séculaires et avaient l’apparence de la respectabilité dès lors qu’elles s’étaient bâties moins scandaleusement et sur plusieurs générations.
  Bien des blasons se dédoraient, d’autres se redoraient, en greffant la branche anémiée du « titre nobiliaire » sur le scion, gorgé de sève et de vitalité, du « business ».
  Le haut du pavé palermitain était tenu par la mafia des villes, désormais gangstérisées sur le modèle « yankee » (celle-ci n’ayant plus rien à voir avec la traditionnelle mafia rurale), sans compter que pullulaient, insatiablement voraces, des requins de tout calibre.
  Désormais on avait affaire à une « jungle d’asphalte » - la pire.
  L’autorité, représentée par les juges, les agents de police, les carabiniers, était soit ouvertement bafouée soit traîtreusement sapée ou corrompue.
  L’argent (les billets de banque ayant définitivement évincé la monnaie métallique, envoyée aux fonderies), malgré sa dévaluation et si inflationné qu’il fût, n’étant pas moins très recherché, car il en fallait beaucoup pour vivre à peu près décemment.
  Le « tout par l’argent » avait fatalement mené « au tout pour l’argent » tant et si bien que désormais le traditionnel « cherchez la femme » de la police et du juge était remplacé par le nouveau et plus abject « cherchez l’argent ».
  Dans les campagnes, c’était le banditisme qui dictait sa loi : un banditisme « new look », puisqu’il avait un côté quelque peu romantique (encore que criminel et meurtrier) avec le fameux Giulano, manipulé et récupéré par les gros propriétaires terriens lesquels n’avaient qu’une peur : celle d’une révolution communiste ; ce Giulano, après avoir fait la une des journaux et dont la photo trônait dans certains magazines en quête de croustillant et de faisandé, devint posthumément héros d’un film, vaguement bâti sur le modèle de ce cinéma, baptisé « néoréalisme » italien – un genre qui fit fureur sur tous les écrans du monde pendant au moins deux décennies.
  Bref, en ce temps-là, Mammon triomphait, malgré les églises regorgeant de fidèles en prière, mais qui oubliaient ces paroles du Christ : « On ne peut servir deux maîtres à la fois : Dieu et Mammon ».
  Etaient-ce là des prières routinières ? ou y avait-il chez ces pratiquants un besoin incoercible de s’accrocher désespérément à cette ultime planche de salut ?
  Le peuple des travailleurs dans cette ville était le plus mal loti, étant l’éternel évincé, le paria, l’exclu, le dernier arrivé au nez duquel on claque toujours les portes de la salle où banquette le gras Epulon avec ses courtisanes et ses valets (ou, pour parler moins métaphoriquement : au nez duquel on claque toujours les portes des banques).
  Le peuple – cet éternel Lazare de la parabole évangélique, de siècle en siècle réactualisée.
  Mais jusqu’à quand, bonté divine ?...

SICCA VENIER                  
alias B.F. PINO                  
Thonon - Gammarth avril 1993                  
Vichy février 2004